Cher Journal
Il y a quelques semaines, je suis intervenu pour animer des cours et des ateliers auprès d’étudiants en technologies et métiers du numérique. Si le thème traité, à savoir les impacts sociaux et environnementaux du numérique, était assez classique (mais reste néanmoins un vrai sujet de préoccupation tant on se rend compte que le grand public est globalement peu conscient de ces impacts et des bons gestes à suivre pour les réduire), les conditions dans lesquelles ces interventions ont été réalisées l’étaient moins et m’ont même vraiment interpellé.
Pour préciser le contexte, je peux indiquer que les étudiants avaient entre 18 et 20 ans. Ils sont donc nés entre 2003 et 2005. A cette époque, les forfaits ADSL se développaient en France, en proposant un accès illimité à Internet au débit époustouflant de 512 kb/s ! C’était le tout début des smartphones, dont le marché était alors encore dominé par les Blackberry, principalement utilisés par les cadres en entreprise.
Ces étudiants ont fêté leur dixième anniversaire entre 2013 et 2015. A l’âge où l’enfant rentre dans la préadolescence, ils sont rentrés tranquillement mais sûrement dans le bain du numérique. Pour le travail, les loisirs, les déplacements… en fait tous les aspects de la vie quotidienne, les équipements et services numériques sont naturellement devenus pour eux des éléments incontournables, essentiels (vitaux ?).
Aujourd’hui, ce sont de jeunes adultes. Ils sont en formation pour travailler dans les métiers du digital : chef de projet, développeur, chargé de communication, responsable marketing… Les métiers sont variés mais tous ont comme point commun le fait d’exploiter et de produire des octets.
Animer des cours ou des ateliers collaboratifs pour ces étudiants m’a amené, sans que ce soit l’un de mes objectifs initiaux, à m’interroger sur le rapport des jeunes au numérique, particulièrement parce que je suis moi-même parent de lycéens.
La dépendance aux écrans et le développement de comportements addictifs vis-à-vis des services numériques est étudié depuis longtemps et a été largement documenté.
En pratique, cette dépendance se traduit par le fait que les personnes consultent leur smartphone toutes les 5 minutes pour aller voir les dernières notifications ou vérifier qu’elles ne sont pas en train de rater quelque chose. Dans le contexte étudiant, l’usage intensif des réseaux sociaux et la consommation de leurs contenus courts et agressifs (au sens « avec une forte charge émotionnelle ») se traduit aussi par une diminution progressive de la capacité d’attention.
En fait, la place centrale des smartphones (et des PC dans une moindre mesure) dans leur vie a conduit certains de ces étudiants à exprimer clairement le fait que le numérique est une technologie qui leur paraît aujourd’hui absolument indispensable. Difficile pour nombre d’eux d’envisager une vie sans smartphone.
Les conséquences se ressentent notamment sur leur capacité à interagir avec d’autres personnes en respectant des règles sociales de base. Il est bien sûr possible de leur parler, mais à condition de ne pas s’offusquer si, à un instant t, la moitié de l’auditoire écoute sans vraiment écouter, ayant l’esprit attiré par une notification qui vient d’apparaître. Et l’instant d’après, une fois la notification lue, c’est l’autre moitié du groupe qui décroche…
Je suis né bien avant qu’Internet envahisse nos vies quotidiennes, et mon adolescence n’a pas été synonyme de mails et de pages web. Il est donc difficile pour moi de comprendre que ces jeunes m’expliquent qu’une vie sans numérique ne leur paraît pas envisageable.
Si je m’approprie cette affirmation, je pourrais me demander si dans ma propre vie il existe aussi des “technologies” dont il me serait impossible de me séparer. Il y en a sans doute plein naturellement. Je pourrais, je pense, retrouver un certain équilibre de vie sans accès Internet, mais force est de constater que le confort de ma vie personnelle (lave-linge, réfrigérateur…) ou certaines facilités concernant les transports (voiture, train…) dépendent largement de l’électricité et des applications techniques associées.
En aparté à cette réflexion, je ne peux m’empêcher au livre “Les besoins artificiels, comment sortir du consumérisme” de Razmig Keucheyan. A quel point cette dépendance aux technologies qui nous caractérise tous relève ds besoins “authentiques” ou au contraire de ces besoins artificiels ? Dans cet essai, l’auteur décrypte notamment la mécanique du consumérisme qui conduit à la création de ces besoins superflus que nous chercherons à satisfaire en achetant des produits fabriqués par des entreprises qui sont elles-mêmes à l’origine de la création de ces besoins artificiels (la boucle est donc bouclée…).
Le constat formulé suite à cet échange avec ces étudiants m’amène naturellement à penser à mes propres enfants, au cadre familial dans lequel ils grandissent, à ce que je leur transmets, et à la société dans laquelle ils grandissent.
Certes, c’est moi qui suis responsable des attitudes et propos que je leur tiens. Si je veux leur montrer ce que je considère comme étant le “bon exemple”, cela ne tient qu’à moi. Mais ils ne vivent pas qu’avec moi. Or la société dans laquelle ils évoluent (dans laquelle nous évoluons tous) est objectivement assez peu mature en ce qui concerne l’usage réfléchi du numérique.
Les équipements et services IT ne sont aujourd’hui envisagés que comme des opportunités de développement, de croissance, d’optimisation, de facilitation. Les dirigeants politiques, les médias, les entreprises, la majorité des citoyens remettent très peu en cause cette vision “technophile” et questionnent rarement les conséquences négatives sur le plan environnemental ou social (pourtant largement décrites, par exemple dans l’atelier “La Fresque du numérique”). La technologie numérique bénéficie d’une sorte de blanc-seing nous autorisant, voire nous incitant, à l’utiliser pour tout et n’importe quoi, en s’abritant derrière des prétextes de modernité ou en invoquant l’incontestable “sens de l’histoire”.
Pour le dire plus simplement, le fonctionnement entier de notre société nous pousse dans la direction d’une consommation sans cesse croissante (et irréfléchie) du numérique.
Dans ce cas, comment reprocher à mes enfants leur comportement actuel (eux-mêmes technophiles et un tantinet addict), qui n’est qu’une conséquence de la stratégie manipulatrice des GAFAM et d’un alignement avec les normes sociales qui leur sont proposées ?
Au final, mes enfants seront-ils dans quelques années à leur tour totalement et en permanence connecté à leur smartphone, leur « AI Pin » ou je ne sais quel appareil qui fera partie de notre quotidien dans les années à venir ? Auront-ils l’illusion de pouvoir profiter d’une vie qu’ils croiront sans limite ni contrainte car totalement numérique ? (alors qu’elle sera au contraire bridée par ce que les technologies et les services qui nous sont proposés nous permettront de faire)
Ou bien est-ce qu’à force d’être confronté à des parents qui militent pour une dénumérisation de leurs activités, une limitation du temps d’écran quotidien et une prise de recul sur la façon dont le numérique a envahi nos vies, ils évolueront vers le statut de « rescapé du numérique » ? En devenant des adultes et des consommateurs responsables capables d’utiliser ces outils et services quand cela leur est vraiment nécessaire, et non pas quand leur cerveau, remodelé à force de subir les influences technologiques, les poussera à développer encore un peu plus, et sans résistance possible de leur part, leurs usages numériques ?
En attendant que je te donne la réponse dans quelques années, prends soin de toi cher journal