Depuis quelques mois, l’idée de backlash écologique apparaît régulièrement sur les réseaux sociaux et dans les médias.
Cette expression, que l’on pourrait traduire par “retour de bâton” en bon français, semble être invoquée pour illustrer le désengagement d’une partie des français et de la classe politique concernant les mesures en faveur de l’environnement, désengagement qui pourrait être expliqué par une forme de lassitude vis-à-vis des mesures relevant de la transition “écologique” (au sens le plus large possible).
Selon cette idée, les français seraient moins enclins que par le passé à engager des changements dans leurs comportements et se détourneraient des modes de vie plus vertueux sur le plan écologique et environnemental. Seraient concernées toutes les actions associées à une remise en question de nos modes de vie et habitudes de consommation (alimentation, déplacements…).
A l’inverse, plusieurs acteurs (peut-être insuffisamment audibles) portent dans le même temps un message différent en soutenant l’idée que l’écologie est au contraire devenu un sujet de société, au même titre que le sont la santé, l‘éducation ou la justice.
Ce discours est soutenu par le fait que la normalisation de ce sujet, qui était l’apanage d’une minorité de citoyens il y a quelques années, se traduit aujourd’hui par une stabilité de l’opinion publique concernant les attentes de la population vis-à-vis de réformes ou de transformations sociétales, qu’il s’agisse du développement des infrastructures ferroviaires, de la limitation de l’utilisation des pesticides ou des obligations relatives à la rénovation des logements (voir à ce sujet la récente étude de l’association Parlons Climat).
Pourtant, force est de constater que, même si l’idée de backlash écologique n’est pas réellement devenue une tendance de fond dans le paysage idéologique français, conduisant à des revirements profonds de situation ou d’état d’esprit, les comportements des français ne sont pas en train de changer de façon radicale.
En témoignent par exemple
- le succès des sites de vente de ligne telles que Shein ou Temu, notamment en France (voir ici), alors même que l’empreinte environnementale et sociale de ces plateformes d’ultra fast fashion dépasse l’entendement (voir notamment ici, ou ici)
- la très faible diminution de la consommation individuelle de viande, alors que cette pratique représente une part importante du bilan carbone personnel (environ 10%) (voir ici)
- l’augmentation régulière du nombre d’équipements numérique et de la consommation de services IT (voir notre récent post à ce sujet)
De façon corrélée, nous constatons dans l’écosystème des ateliers de sensibilisation (type Fresque du numérique, Fresque du climat) une forme de “tassement“ dans l’intérêt des citoyens et des entreprises pour le sujet de la transition écologique.
Ce moindre engouement peut être interprété de multiples manières, mais la plus simple est de supposer que les personnes les plus à même d’être intéressées par le sujet ont déjà participé à de tels ateliers (ce qui constitue une minorité de citoyens ou d’entreprises). De ce fait, les prochains participants potentiels sont les personnes moins sensibilisées ou moins attirées par le sujet (et qui constituent la majorité de la population), mais qu’il est difficile d’embarquer dans de tels ateliers.
Comment expliquer ce tassement dans l’engagement des citoyens et des entreprises ?
Dans le cas des entreprises, plusieurs hypothèses peuvent être avancées
- Celles qui devraient investir et agir ne sont pas (encore) les plus exposées aux conséquences de l’inaction
- Le décalage entre la perception des dirigeants d’entreprises et des assureurs concernant les risques liés au changement climatique en est une illustration très concrète : voir notre article à ce sujet)
- L’économie moderne est basée sur l’exploitation sans fin des ressources que la nature offre gratuitement, et à de rares exceptions près, la nature n’est pas présente au conseil d’administration des entreprises
- Pour les exceptions, voir notamment Norsys
- Les activités de production reposant sur l’exploitations des ressources naturelles sont plus intéressantes financièrement que les activités relevant de l’économie régénérative
- C’est particulièrement vrai même encore aujourd’hui où l’incertitude de l’avenir conduit les entreprises à limiter les transformations de leur modèle et de leur organisation, malgré les signaux de plus en plus nombreux témoignant de la détérioration des écosystèmes, effondrement de la biodiversité, épuisement des ressources, dégradation de la santé mentale des salariés (épuisement professionnel (burn-out), perte de sens (brown-out)…
- Le manque de constance et de vision à long terme des dirigeants politiques pouvant conduire à une déstabilisation du cadre réglementaire s’appliquant aux entreprises, par exemple en ce qui concerne le devoir de vigilance des entreprises (voir notamment cette chronique)
- Enfin les difficultés économiques rencontrées par les entreprises et les incertitudes auxquelles elles sont confrontées les rendent moins enclines à engager des actions jugées comme non indispensables
Ces éléments se traduisent pour les entreprises par une forme d’attentisme concernant les démarches liées aux transitions écologique, énergétique, environnementale. Elles se recentrent sur les investissements et projets directement en lien avec leur cœur de métier permettant d’assurer leur rentabilité (et contribuant à la génération de bénéfices ou plus simplement à leur survie).
Pour les individus, la mécanique est différente.
Comme décrit dans le récent article consacré à “l’essoufflement vert” paru sur le site de la fondation Jean Jaurès, la fatigue écologique actuellement ressentie par nombre de citoyens découle d’un mélange
- De pression sociale, parfois assortie d’injonctions
- L’écologie étant devenu un sujet de société, organisé autour de recommandations qui deviennent peu à peu des normes auquel il est convenu de se référer
- Selon les situations, ces bonnes pratiques peuvent être source de gêne ou de culpabilité si elles ne sont pas suivies ou générer une sorte de fierté pour les personnes qui réussissent à s’y tenir
- De questionnements par rapport à l’efficacité ou la pertinence de ces gestes quotidiens
- Les recherches en sciences sociales ont en effet mis en évidence l’importance de la réciprocité dans la démarche collective de changement de comportements et d’habitudes (voir notamment ici).
- De façon assez légitime, chacun peut se poser la question : “à quoi bon faire des efforts si mes voisins n’en font pas ?”
En fait, le choix d’engager telle ou telle action “écologique” dépend de nombreux facteurs.
Le premier facteur est une sorte d’élément conditionnel (constituant une forme de barrière à l’entrée) lié aux capacités physique, technique, organisationnelle de chaque individu.
Décider de changer ses habitudes alimentaires, ses modes de transport ou de consommation ou de rénover son logement nécessite de disposer de marges de manœuvre financières, spatiales et temporelles. Autant d’éléments qui apparaissent comme des prérequis résumé par cette formule citée dans l’article consacré à “l’essoufflement vert” : “quand on peut, on veut”.
Bien sûr, ces aspects opérationnels ne sont pas les seuls déterminants de nos actions.
Une étude réalisée en interne par Nuageo a conduit à identifier 6 catégories d’éléments conditionnant nos comportements individuels
De manière synthétique, ces six catégories, qui sont constituées d’éléments qui sont autant de moteurs et de freins soutenant nos prises de décision, peuvent être décrites à l’aide des questions suivantes :
Catégories d’éléments | Questions et idées associées |
Profil psychologique, caractère individuel, état émotionnel | Quel est mon caractère, mon état émotionnel et ma priorité du moment ? |
Connaissances et capacité de raisonnement | Qu’est-ce que la l’école, la vie et les autres m’ont appris ? Comment est-ce que je “lis” le monde ? |
Environnement de vie : sociétal & technique | Quel est mon mode de vie, et dans quel environnement de vie ? |
Opinions et valeurs personnelles | De mon point de vue, comment devraient se comporter les individus ? Comment devrait fonctionner la société ? |
Influence et normes sociales | De quelle manière est-ce que je cherche à ressembler aux autres pour me faire accepter ? |
Imaginaires & inconscient collectif | Comment est-ce que j’imagine le monde idéal ?Qu’est-ce qui me fait rêver ? |
L’activation propre à chaque individu de différents moteurs et freins conduit à orienter et définir nos prises de décision, notamment dans le domaine écologique, mais aussi plus largement dans les différentes dimensions de nos vies personnelles et professionnelles.
Selon son inclination à suivre les normes sociales, à accepter de mettre en question ses habitudes, ou sa capacité à comprendre les problématiques auxquelles le monde actuel est confronté, chaque personne construit ses choix.
De ce point de vue, Marie Gariazzo et Rozenn Nardin, les auteurs de l’article sur l’essoufflement vert, soulignent l’importance des moyens logistiques et des normes sociales. En effet, les personnes ayant le moins de marge de manoeuvre (financières, organisationnelles) peuvent être amenées à dévaloriser (parfois inconsciemment) les actions écologiquement vertueuses qu’elles ne peuvent pas réaliser (la dévalorisation étant une forme d’auto-protection permettant d’éviter le sentiment de frustration).
La suite logique est l’émergence d’une écologie à la carte ou chaque individu élabore son propre référentiel de gestes écologiques. Si cette démarche peut être le signe positif d’une bonne appropriation du sujet par les citoyens, elle peut aussi conduire chacun à n’envisager que des gestes représentant des efforts limités (associés à une faible remise en cause du mode de vie), pour des bénéfices également limités (et potentiellement insuffisants au regard des évolutions sociales nécessaires pour respecter par exemple les Accords de Paris de la COP21).
Enfin, il est intéressant de rappeler qu’en plus de la réciprocité évoquée plus haut, la visibilité est l’un des autres facteurs essentiels nécessaires pour garantir la coopération humaine.
Lutter contre (ou pour éviter de sombrer dans) le backlash écologique pourrait commencer par là. Pour encourager sur le long terme les citoyens à changer leurs habitudes, il est essentiel de valoriser les efforts réalisés et mettre en lumière les bénéfices individuels et collectifs.
Les sciences sociales ont permis de mettre en évidence le fait que les êtres humains ne sont pas fondamentalement opposés aux changements. Ils peuvent même y adhérer, sous réserve
- que le changement ne soit pas partout ni tout le temps imposé
- la contrainte (obligation ou interdiction) peut avoir un sens, à condition d’être limitée dans le temps ou applicable sur un périmètre restreint
- que le changement demandé ait un sens, et que les citoyens le comprennent
- que les citoyens puissent en tirer un bénéfice
La fatigue écologique, et le retour de bâton qu’on lui associe, ne sont donc pas inéluctables. Il existe des outils et des méthodes pour réussir à embarquer les populations sur la voie de changements profonds. Encore faut-il vouloir les activer, en s’appuyant sur un indispensable récit collectif qui reste pour la plus grande part à construire.