Quelques convictions sur le numérique responsable

Numérique Responsable

Les outils et technologies numériques sont des vecteurs majeurs de transformation et de développement des organisations et de la société. Qu’il s’agisse de travail, de communication ou de divertissement, le numérique est aujourd’hui présent dans toutes nos sphères relationnelles, dans toutes les composantes de nos vies personnelles, professionnelles, sociales, et dans tous les secteurs d’activité.

La réalité des impacts environnementaux du numérique ne fait aujourd’hui plus débat et leur modération est devenue un enjeu sociétal incarné notamment par un renforcement progressif du contexte législatif et réglementaire : 

  • Au niveau français : lois REEN (2021), AGEC (2020), Climat et résilience
  • A l’échelle européenne : directive 2009/125/CE sur l’écoconception des produits, directive CSRD sur les rapports de développement durable des entreprises (2022)
    • La CSRD intègre le numérique comme composante de l’activité des entreprises, mais couvre l’ensemble du périmètre du développement durable (RSE) des entreprises

Les exigences imposées par ces réglementations peuvent être envisagées dans le cadre plus large du numérique responsable, qui regroupe toutes les démarches d’amélioration continue visant à :

  • Réduire l’empreinte environnementale, sociale et économique des produits et services numériques 
  • Réduire grâce au numérique l’empreinte environnementale, sociale et économique d’autres activités
  • Créer de la valeur environnementale, sociale et économique grâce au numérique 

Notre conviction est que la mise en oeuvre d’une démarche “Numérique responsable” doit être sous-tendue par trois convictions collectives et partagées

  • La recherche de robustesse
  • L’élaboration d’une vision systémique
  • La priorisation collective des usages

La recherche de robustesse

En quelques décennies, les outils et services numériques se sont imposés comme les composants essentiels de toute organisation (au sens “entreprise” ou “mouvement social”) ayant pour objectif de se développer et de croître.

Toutefois, les objectifs de développement impliquent une capacité de contrôle des ressources et d’optimisation des processus.

Or les événements récents (dans les registres social, économique, climatique ou politique) démontrent qu’il devient de plus en plus difficile de garantir ces capacités de contrôle et d’optimisation.

De ce fait, au-delà des objectifs de croissance, d’efficacité (capacité à atteindre les objectifs fixés) voire d’efficience (capacité à être efficace en consommant le moins de ressources possibles) qui sous-tendent la recherche de performance et qui sont les moteurs actuels des organisations, il est nécessaire d’intégrer dans les objectifs de développement les incertitudes systémiques caractéristiques des prochaines décennies que nous commençons à vivre, telles que :

  • la disponibilité des matières premières : métaux, eau, ressources fossiles…
  • les pandémies, les événements climatiques ou les tensions géopolitiques susceptibles de perturber les chaînes de production des équipements numériques (ou industriels plus généralement) par l’approvisionnement en composants ou la disponibilité énergétique (voir par exemple ici, ici ou ici)
  • la gestion des compétences au regard du développement extrêmement rapide de certaines technologies (ex : généralisation des services basés sur l’IA)

En effet, l’optimisation et la recherche d’efficacité requièrent d’être dans un monde stable et un environnement maîtrisé. De même, l’efficience ne peut être atteinte que si les ressources sont pilotables. Or dans un monde devenu très fluctuant, ces hypothèses sont devenues hasardeuses. Notre seule certitude, c’est la croissance de l’incertitude !

Si la sobriété est un ingrédient indispensable pour réussir notre nécessaire transition écologique (par la réduction collective de nos consommations de ressources), elle ne sera sans doute pas suffisante.

Les fluctuations et incertitudes des prochaines années doivent également nous inciter à construire des organisations et des systèmes d’information qui ne soient pas nécessairement optimisés (i.e. hyper-adaptés) mais plutôt robustes (i.e. hyper-adaptables), c’est-à-dire capables de faire face aux variations et aux aléas qui sont, par nature, imprévisibles. 

Ceci implique 

  • de renoncer volontairement à une part de spécialisation, de performance et d’optimisation pour conserver notre capacité à faire face à des imprévus
  • d’accepter une certaine redondance dans les services ou les outils numériques, redondance qui ne sera alors plus le signe d’un gaspillage irresponsable mais une forme de réassurance face à un avenir incertain
  • de diversifier les types de ressources consommées (par exemple en développant la capacité à faire fonctionner des outils avec des composants recyclés ou mutualisés)
    • ex : les ordinateurs, téléphones, télés et consoles de jeux pourraient être conçus pour pouvoir tous fonctionner avec une carte réseau unique qui serait mutualisée ; la contrainte serait de ne pas pouvoir connecter au réseau plusieurs appareils en même temps; le bénéfice serait de limiter le nombre et donc le besoin de production en cartes réseau
Notre conviction est que la recherche de performance et d’optimisation ne peut plus être la seule “étoile polaire” guidant nos choix et prises de décisions. Dès à présent, il est nécessaire d’accepter l’idée d’un certain lâcher-prise pour pouvoir continuer à se développer dans un environnement que nous maîtriserons de moins en moins.

L’élaboration d’une vision systémique

Réussir à se développer dans un monde changeant, en faisant face à des incertitudes énergétiques, industrielles, sociales, financières… implique 

  • d’engager des transformations structurelles dans l’organisation et le fonctionnement de notre société par l’identification d’axes d’amélioration et leur déclinaison sous forme de plan d’action opérationnel
  • d’avoir une vision globale de notre écosystème
    • pour préparer l’avenir en se parant au mieux à ses fluctuations 
    • pour que les bénéfices tirés de certaines actions engagées ne soient pas annulés par des effets secondaires qui n’auraient pas été anticipés 

En effet, le cœur de la pensée systémique est la compréhension du fait que le potentiel de changement réside davantage dans les interactions entre les axes d’amélioration que dans les axes en eux-mêmes.

Le corollaire de cette “définition” est que pour traiter un problème, il est préférable d’avoir une approche globale plutôt qu’une approche ciblée du sujet à traiter, au risque de mettre en œuvre une solution imparfaite qui ne fasse que déplacer le problème.

Exemple avec la gestion d’une espèce vivante jugée invasive dont on veut limiter la propagation

  • un raisonnement analytique (ou linéaire) peut conduire à l’utilisation de produits phytosanitaires pour freiner sa reproduction (donc son extension sur le territoire concerné)
  • la pensée systémique implique d’envisager la situation de cette espèce invasive dans son écosystème global :
    • Quelles sont ses interactions avec les autres espèces vivantes ? 
    • Quelle est son intégration dans la chaîne alimentaire : quelles sont ses proies, ses prédateurs ? 
    • Quelles sont les conditions du milieu naturel qui influencent positivement son expansion ? (température, luminosité, humidité, acidité du sol ou de l’eau…)
    • Plutôt que de chercher à l’éliminer simplement (au sens détruire), les populations humaines pourraient-elles exploiter et valoriser sa présence ? 

La vision d’ensemble qui découle de la pensée systémique permet en fait d’élargir le spectre des leviers d’action et donc de limiter les effets de bord qui pourraient survenir suite à l’application de moyens d’action trop ciblés.

La mise en œuvre pratique d’une vision systémique dans le contexte d’une entreprise IT implique notamment d’oser questionner certains réflexes très ancrés dans les organisations, tels que le pilotage par les indicateurs (KPI).

Si les indicateurs sont initialement utilisés pour mesurer quantitativement un progrès, en tant que marqueur de l’évolution d’une situation, ils deviennent trop souvent des objectifs en tant que tels. 

Ils contribuent ainsi à réduire notre champ de réflexion en nous amenant à nous focaliser sur des sujets très précis et en nous donnant une vue simpliste de notre situation. 

La conséquence est, là aussi, l’oubli des externalités qui découlent des moyens mis en œuvre pour atteindre les objectifs que les indicateurs sont censés quantifier.

Or les activités humaines sont nombreuses, variées et interdépendantes. De ce fait, il est illusoire de penser pouvoir engager certaines actions pour atteindre un objectif, sans que ces actions aient des répercussions sur d’autres indicateurs (ex : effet rebond, effets de bord, transfert de pollution).

Exemple avec l’achat d’équipements informatiques reconditionnés, avec des KPI du type

  • nombre de PC reconditionnés achetés sur la période Date1 – date 2
  • % du parc constitué à la date T par des PC reconditionnés 

Une stratégie IT pilotée uniquement sur la base de ces indicateurs (qui deviendraient donc des objectifs en soi) pourrait conduire aux externalités suivantes :

  • Remplacement de PC achetés neufs actuellement en cours d’utilisation et encore fonctionnels par des PC reconditionnés
  • Augmentation du nombre d’équipements du parc informatique (sans augmentation des besoins) par l’achat de PC reconditionnés en plus des PC existants utilisés 
  • Diminution de la durée de vie moyenne des PC liée à une diminution du soin apporté par les collaborateurs au matériel (un salarié peut être moins enclin à prendre soin de son équipement dès lors que l’appareil fourni a été acheté d’occasion et pourra être lui-même remplacé par un autre appareil d’occasion)
  • Développement artificiel de l’activité d’opérateurs de reconditionnement par le déclassement factice de PC neufs (ou < 1 mois) et revendus reconditionnés
Notre conviction est donc qu’il est nécessaire d’avoir une approche globale lors de la mise en place d’une démarche numérique responsable pour ne pas être victime d’une pensée réductionniste mais acteur d’une stratégie de changement construite et cohérente.

La priorisation collective des usages

Les 3 grands enjeux environnementaux des technologies numériques, que sont : 

  • La raréfaction des ressources abiotiques en tant que matières premières pour la fabrication des équipements
  • Les émissions de gaz à effet de serre liées à la production d’énergie pour l’utilisation et l’exploitation des terminaux et infrastructures
  • Les différents types de pollution, qui sont liés
    • à l’industrie minière pour l’extraction des métaux
    • au “traitement” des déchets (qu’il s’agisse de recyclage, d’enfouissement ou d’incinération)

doivent nous amener à envisager le numérique comme une ressource limitée qu’il convient d’utiliser là où il apporte une plus-value réelle pour la société et que l’on rend accessible à toutes les personnes en fonction de leurs besoins.

Le questionnement sur nos réels besoins numériques est donc une problématique centrale, qui doit être au cœur de nos réflexions sur l’avenir que l’on souhaite construire pour ces technologies.

Actuellement, force est de constater que nous sommes collectivement dans une logique d’un numérique compulsif, dont l’utilisation répond moins à la satisfaction de besoins réels qu’à la croyance intime que le numérique est devenu indissociable de la réalisation des tâches qui rythment nos vies quotidiennes.

Puisqu’il est peu probable que tous les utilisateurs du numérique (soit une grande partie de la population mondiale) souhaitent et parviennent à s’auto-réguler, il est nécessaire d’envisager des mécanismes de priorisation collective des usages dans une logique d’utiliser “moins mais mieux”.

Le double objectif de cette priorisation est

  • d’assurer une plus juste répartition entre les citoyens des outils numériques jugés essentiels
    • Ceci implique d’évaluer la pertinence de déployer et d’exploiter les nouvelles technologies ou services qui émergent périodiquement en les conditionnant à leur capacité à répondre de façon pertinente à des besoins sociétaux ou économiques avérés
  • d’atténuer les fractures numériques pour couvrir la diversité des besoins exprimés ou ressentis

Les fractures numériques trouvent leur source dans un creuset dans lequel se mélangent différents types d’inégalités socio-économiques (financières, culturelles géographiques, sociales…), et dans lesquelles sont distinguées d’une part, les inégalités dans l’accès aux TIC (technologies de l’information et de la communication), et d’autre part les inégalités dans les connaissances et les compétences parmi les individus connectés.

Différents degrés de fractures numériques ont ainsi été décrits : 

  • La fracture numérique du premier degré concerne la dimension matérielle de celle-ci
    • Il est ici question de déficits en termes de moyens, d’équipements et d’accès (ex : pouvoir acheter un ordinateur ou un smartphone, pouvoir disposer d’une connexion réseau avec un débit compatible avec les usages cibles) 
    • Le point de rupture est l’accès ou non aux outils et services numériques (d’une manière générale)  
    • Toutefois, le fait d’avoir une “capacité physique d’usage” ne garantit pas une pratique autonome et efficace pouvant déboucher sur des bénéfices pour l’utilisateur
  • La fracture numérique du second degré concerne les clivages qui se créent parmi les utilisateurs en fonction des types d’usages qu’ils visent.
    • La dimension n’est plus ici matérielle, mais intellectuelle et sociale et dépend notamment des compétences et des connaissances nécessaires aux usages numériques et de la capacité à accéder et à maîtriser les interfaces, i.e. les “écrans” des applications (qui doivent alors être accessibles, au sens du RGAA)
    • Dans notre société actuelle, la maîtrise de l’utilisation du numérique est un prérequis pour évoluer dans la société, avec comme finalité de devenir citoyen. 
    • Cette notion de “capacitation citoyenne” repose en fait sur deux piliers que sont le sentiment d’appartenance un collectif et la capacité à agir à différents degrés d’usage de façon autonome dans le monde numérique
      • Exemple de classification des degrés d’usage : 
        • usages  “instrumentaux” (savoir utiliser un logiciel), 
        • usages “informationnels” (savoir rechercher, comprendre, évaluer une information), 
        • usages “stratégiques” (usages proactifs de l’information en lui donnant du sens dans son propre cadre de vie)

Tout manque de compétences ou de connaissances constitue donc un risque “d’incapacitation” ayant pour conséquences 

  • au niveau des individus à une forme d’exclusion 
  • au niveau de la société à un accroissement des inégalités pouvant conduire à un désengagement citoyen ou politique, et in fine à une altération des pratiques démocratiques 

alors que le numérique pourrait (ou devrait) au contraire avoir pour vocation de recréer du lien et de constituer un vecteur de citoyenneté. 

Il importe donc d’une part de redonner au numérique son statut réel : il ne s’agit que d’un outil parmi d’autres à notre disposition, pour répondre à des besoins, notamment dans le domaine de la transition écologique. 

Cette approche raisonnée permettra également de se libérer de l’image salvatrice du numérique, entretenu par un vocabulaire artificiellement positiviste qui dénature notre rapport à cette technologie.

D’autre part, la réduction des fractures numériques est un enjeu de lien social, dans la mesure où la numérisation de l’ensemble des services publics (par exemple la gestion des allocations familiales, des remboursements de santé ou des démarches d’insertion professionnelle) conduit déjà à un décrochage d’une partie de la population. Indépendamment de l’âge, l’environnement socio-culturel constitue un facteur différenciant extrêmement marqué concernant la maîtrise des compétences numériques.

Ainsi, le numérique est l’un des ressorts du sentiment d’intégration des citoyens à la vie de la cité, à la participation au débat public, à l’accès aux droits élémentaires. L’un des enjeux sociaux des prochaines années sera donc d’œuvrer collectivement pour développer la contribution du numérique à la création et au développement des liens sociaux, et en minimisant autant que possible sa dimension facteur de délitement social et d’accroissement des inégalités.

Notre conviction est que la convergence entre la transition numérique et la transition écologique ne doit pas être faite au détriment des populations les plus fragiles, au risque de désagréger le tissu social. La construction d’un projet rassembleur est gage d’égalité entre des citoyens bénéficiant d’une liberté d’usage numérique “suffisante et responsable”.

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